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Cet article est la version longue et originale de notre carte blanche à paraître dans la presse. Il s’agit d’une part d’un travail de cartographie des études existantes sur l’impact de la digitalisation sur le marché du travail ; et d’autre part, d’un résumé des solutions émises par le collectif d’experts du Club of Brussels lors d’un des nos ateliers.
Le phénomène de digitalisation est sur toutes les lèvres tant il impacte et risque d’impacter le marché du travail. Souvent présenté comme la 4ème révolution industrielle, l’apparition des machines intelligentes, des appareils mobiles et connectés, et l’explosion des big datas modifient profondément notre travail et nos relations sociales. La convergence de ces nouveaux facteurs entraîne l’émergence de nouveaux business model [1] et une robotisation accélérée de tâches de plus en plus complexes [2].
Les études prospectives évoquent des chiffres qui font froid dans le dos. Frey et Osborne estiment que 54 % des emplois actuels en Europe risquent d’être automatisés d’ici 2030 [3]. Et pour les emplois restants, la moitié des tâches serait transformée. Cependant, l’impact est difficilement quantifiable et prévisible tant il dépend de paramètres divers. Ceci explique en grande partie les fortes divergences de prospectives entre les différentes études. Ainsi, selon l’IWEPS seulement 11% des emplois wallons actuels risquent de disparaître [4]. Pour l’OCDE, 14% des emplois des pays membres sont concernés ; 9% pour la Belgique si l’on se réfère à cette même étude [5]. Enfin, le dossier Mckinsey jobs lost jobs gained [6] détaille plus largement les paramètres de mutation qui déterminent l’impact du digital. Ainsi leurs experts sont plus prudents : entre 0 et 30 % des emplois risquent d’êtres automatisés avant 2030.
La technologisation est un processus dont l’ampleur ne peut être connue avec précision et exactitude. Elle s’inscrit dans un contexte donné et interagit avec des facteurs multiples d’où l’importance d’une approche systémique.
1. Se former 18 mois à un métier qui n’existe pas encore ?
La digitalisation des tâches et l’automatisation des emplois ne sont seulement possibles que si la population y est formée. A ce propos, Agoria a publié un dossier très pertinent : 310.000 personnes devront changer de secteur à l’avenir ; ils devront pour ce faire suivre un recyclage allant jusqu’à 18 mois [7]. Certes, nombreux seront ravis d’apprendre, de changer de voie, de ne pas tomber dans l’ennui et la routine. Mais d’autres, éreintés par le travail – le nombre de burn-out, de stress, d’anxiété explosent et l’hégémonie digitale a tendance à amplifier ces états – ne voudront pas se former intensivement à des compétences technologiques qui n’existent pas encore.
2. La technologie au service du bien commun
L’ampleur des conséquences de cette nouvelle révolution industrielle dépend également du type d’innovation mais aussi du rôle que l’on leur attribuera. Aujourd’hui quelques entreprises monopolistiques détiennent et exploitent les données et génèrent des capitaux gigantesques. Pourtant, elles ne contribuent guère au bien commun : empreinte écologique élevée, taxation faible ou nulle, détournement d’informations personnelles, intrusion dans la vie privée, manipulations diverses. A l’inverse de cette logique, si nous voulons des modèles économiques durables, la technologie doit être mise au service du progrès et du bien commun. Par exemple, les big datas sont utiles lorsqu’ils permettent de gérer des stocks et de valoriser circulairement des produits alimentaires. Ce sont d’ailleurs des nouveaux métiers opportuns et permis par la digitalisation. La formation doit être repensée pour répondre aux opportunités de ce type d’emplois porteurs de sens: nouvelles pédagogies, formation aux soft skills, apprentissage sur le terrain. Si la technologie reste au service des prochains milliards de profit, nous allons droit vers “Big Brother”, tous aliénés de notre vraie nature.
3. Pas de technologisation sans acceptation sociale et changement de culture
Si la technologie est mise au service du progrès commun, elle aidera à l’acceptation sociale. Et l’on sait maintenant que le manque d’acceptation de la population – le sentiment de mise à l’écart, de différentiation – peut provoquer des conséquences démocratiques et sociétales d’envergure : il est la cause de la montée des populismes. Or, pour parer au populisme, il faut d’une part rétablir la confiance entre les citoyens et l’élite dirigeante qui apparaît de plus en séparée, déconnectée. Un moyen de retrouver cette confiance est la participation citoyenne. Et les moyens technologiques, les plateformes digitales, sont des outils exceptionnels pour permettre la mise en place de pratiques participatives et inclusives.
D’autre part, il est important que les décideurs eux-mêmes repensent le modèle actuel qui paraît de plus en plus déphasé par rapport aux attentes citoyennes et inadapté pour répondre aux grands enjeux.
Entrer dans cette nouvelle phase nécessite un changement de culture, de vision. Le changement se prépare, et il requiert la participation de toutes les parties prenantes : syndicats, entreprises, gouvernements, citoyens intergénérationnels. Alors que les réseaux sociaux jouent sur l’« émocratie » et développent des situations d’estime négative de soi, les citoyens doivent à l’inverse réapprendre à avoir confiance en leurs capacités.
4. Multiplicité de facteurs : l’intelligence du lien systémique
L’ampleur de notre dépendance au digital dépendra également de nombreux autres facteurs : le contexte et la compétitivité internationale dans un domaine sur lequel nous sommes dépassés par d’autres continents, l’Asie en tête ; le cadre légal et les lois contraignantes européennes, nationales ou régionales ; le chamboulement provoqué par le vieillissement de la population, notamment en terme de dépenses ; enfin, une dépendance technologique accrue entraîne également une augmentation exponentielle du risque de black-out, d’hacking, de bugs. D’où l’importance de comprendre les liens entre ces facteurs influents notre économie.
Certes, les nouveaux types d’économie induites par l’utilisation intensive des données, des machines intelligentes et des appareils mobiles pourraient accentuer les inégalités sociales, automatiser de nombreux emplois, abuser de nos informations personnelles ou représenter un risque de dépendance nocive.
Mais la technologie n’est-elle pas aussi une opportunité historique pour la création de nouveaux emplois valorisants, pour rétablir la confiance et l’acceptation sociale, pour être un catalyseur du changement et de la transition vers une société humaine, inclusive, holistique et respectueuse de la terre ? L’impact de la digitalisation sera en effet positif si celle-ci est contrôlée, sensée et garante du progrès et de l’inclusion de tous.
Par les personnes présentes au workshop sur la digitalisation : Marc Ruelle, Eve Calingaert, Catherine Pluys, Antoine Arnould, Henk Van’t Net, Michel de Kemmeter, Didier Lodewyckx, Marjolaine Gailly, Eric Hereman, Didier Van Rillaer, Thierry Pauwels, Francine Beya, Elise Tilmans, Benoît Abeloos, Christian Ghymers, Olivia Mariaule, Jenifer Desmet, Victoria Hingre, Patrick Versée, Benoît Pitsaer, Bruno Arnould, Koen De Leus, Tanguy De Lestré, Eliot Thielemans
Notes de bas de page :
[1] Par exemple, l’économie de plateforme et le travail ubérisé sont typiquement permis par des innovations digitales et l’exploitation de big datas et d’algorithmes.
[2] Conduite de véhicules, algorithmes, analyse du comportement des consommateurs, génération automatique de textes, etc. visent la rationalisation et l’optimisation de la production.
[3] Frey, Osborne, The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ?, septembre 2013.
[4] IWEPS, La digitalisation de l’économie wallonne, septembre 2018.
[5] OECD, The risk of automation for jobs in OECD countries : a comparative analysis. 2016
[6] Mckinsey Global Institute, Jobs lost, jobs gained : workforce transitions in a time of automation, décembre 2017.
[7] AGORIA, Shaping the future of work, 2018