Beci – Comment mener avec intelligence humaine l’intelligence artificielle ?

Publié dans Beci le 8 mai 2019

Cet article est la version longue et originale de notre carte blanche à paraître dans la presse. Il s’agit d’une part d’un travail de cartographie des études existantes sur l’impact de la digitalisation sur le marché du travail ; et d’autre part, d’un résumé des solutions émises par le collectif d’experts du Club of Brussels lors d’un des nos ateliers.

Le phénomène de digitalisation est sur toutes les lèvres tant il impacte et risque d’impacter le marché du travail. Souvent présenté comme la 4ème révolution industrielle, l’apparition des machines intelligentes, des appareils mobiles et connectés, et l’explosion des big datas modifient profondément notre travail et nos relations sociales. La convergence de ces nouveaux facteurs entraîne l’émergence de nouveaux business model [1] et une robotisation accélérée de tâches de plus en plus complexes [2].

Les études prospectives évoquent des chiffres qui font froid dans le dos. Frey et Osborne estiment que 54 % des emplois actuels en Europe risquent d’être automatisés d’ici 2030 [3]. Et pour les emplois restants, la moitié des tâches serait transformée. Cependant, l’impact est difficilement quantifiable et prévisible tant il dépend de paramètres divers. Ceci explique en grande partie les fortes divergences de prospectives entre les différentes études. Ainsi, selon l’IWEPS seulement 11% des emplois wallons actuels risquent de disparaître [4]. Pour l’OCDE, 14% des emplois des pays membres sont concernés ; 9% pour la Belgique si l’on se réfère à cette même étude [5]. Enfin, le dossier Mckinsey jobs lost jobs gained [6] détaille plus largement les paramètres de mutation qui déterminent l’impact du digital. Ainsi leurs experts sont plus prudents : entre 0 et 30 % des emplois risquent d’êtres automatisés avant 2030.

La technologisation est un processus dont l’ampleur ne peut être connue avec précision et exactitude. Elle s’inscrit dans un contexte donné et interagit avec des facteurs multiples d’où l’importance d’une approche systémique.

1. Se former 18 mois à un métier qui n’existe pas encore ?

La digitalisation des tâches et l’automatisation des emplois ne sont seulement possibles que si la population y est formée. A ce propos, Agoria a publié un dossier très pertinent : 310.000 personnes devront changer de secteur à l’avenir ; ils devront pour ce faire suivre un recyclage allant jusqu’à 18 mois [7]. Certes, nombreux seront ravis d’apprendre, de changer de voie, de ne pas tomber dans l’ennui et la routine. Mais d’autres, éreintés par le travail – le nombre de burn-out, de stress, d’anxiété explosent et l’hégémonie digitale a tendance à amplifier ces états – ne voudront pas se former intensivement à des compétences technologiques qui n’existent pas encore.

2. La technologie au service du bien commun

L’ampleur des conséquences de cette nouvelle révolution industrielle dépend également du type d’innovation mais aussi du rôle que l’on leur attribuera. Aujourd’hui quelques entreprises monopolistiques détiennent et exploitent les données et génèrent des capitaux gigantesques. Pourtant, elles ne contribuent guère au bien commun : empreinte écologique élevée, taxation faible ou nulle, détournement d’informations personnelles, intrusion dans la vie privée, manipulations diverses. A l’inverse de cette logique, si nous voulons des modèles économiques durables, la technologie doit être mise au service du progrès et du bien commun. Par exemple, les big datas sont utiles lorsqu’ils permettent de gérer des stocks et de valoriser circulairement des produits alimentaires. Ce sont d’ailleurs des nouveaux métiers opportuns et permis par la digitalisation. La formation doit être repensée pour répondre aux opportunités de ce type d’emplois porteurs de sens: nouvelles pédagogies, formation aux soft skills, apprentissage sur le terrain. Si la technologie reste au service des prochains milliards de profit, nous allons droit vers “Big Brother”, tous aliénés de notre vraie nature.

3. Pas de technologisation sans acceptation sociale et changement de culture

Si la technologie est mise au service du progrès commun, elle aidera à l’acceptation sociale. Et l’on sait maintenant que le manque d’acceptation de la population – le sentiment de mise à l’écart, de différentiation – peut provoquer des conséquences démocratiques et sociétales d’envergure : il est la cause de la montée des populismes. Or, pour parer au populisme, il faut d’une part rétablir la confiance entre les citoyens et l’élite dirigeante qui apparaît de plus en séparée, déconnectée. Un moyen de retrouver cette confiance est la participation citoyenne. Et les moyens technologiques, les plateformes digitales, sont des outils exceptionnels pour permettre la mise en place de pratiques participatives et inclusives.

D’autre part, il est important que les décideurs eux-mêmes repensent le modèle actuel qui paraît de plus en plus déphasé par rapport aux attentes citoyennes et inadapté pour répondre aux grands enjeux.

Entrer dans cette nouvelle phase nécessite un changement de culture, de vision. Le changement se prépare, et il requiert la participation de toutes les parties prenantes : syndicats, entreprises, gouvernements, citoyens intergénérationnels. Alors que les réseaux sociaux jouent sur l’« émocratie » et développent des situations d’estime négative de soi, les citoyens doivent à l’inverse réapprendre à avoir confiance en leurs capacités.

4. Multiplicité de facteurs : l’intelligence du lien systémique

L’ampleur de notre dépendance au digital dépendra également de nombreux autres facteurs : le contexte et la compétitivité internationale dans un domaine sur lequel nous sommes dépassés par d’autres continents, l’Asie en tête ; le cadre légal et les lois contraignantes européennes, nationales ou régionales ; le chamboulement provoqué par le vieillissement de la population, notamment en terme de dépenses ; enfin, une dépendance technologique accrue entraîne également une augmentation exponentielle du risque de black-out, d’hacking, de bugs. D’où l’importance de comprendre les liens entre ces facteurs influents notre économie.

Certes, les nouveaux types d’économie induites par l’utilisation intensive des données, des machines intelligentes et des appareils mobiles pourraient accentuer les inégalités sociales, automatiser de nombreux emplois, abuser de nos informations personnelles ou représenter un risque de dépendance nocive.

Mais la technologie n’est-elle pas aussi une opportunité historique pour la création de nouveaux emplois valorisants, pour rétablir la confiance et l’acceptation sociale, pour être un catalyseur du changement et de la transition vers une société humaine, inclusive, holistique et respectueuse de la terre ? L’impact de la digitalisation sera en effet positif si celle-ci est contrôlée, sensée et garante du progrès et de l’inclusion de tous.

Par les personnes présentes au workshop sur la digitalisation : Marc Ruelle, Eve Calingaert, Catherine Pluys, Antoine Arnould, Henk Van’t Net, Michel de Kemmeter, Didier Lodewyckx, Marjolaine Gailly, Eric Hereman, Didier Van Rillaer, Thierry Pauwels, Francine Beya, Elise Tilmans, Benoît Abeloos, Christian Ghymers, Olivia Mariaule, Jenifer Desmet, Victoria Hingre, Patrick Versée, Benoît Pitsaer, Bruno Arnould, Koen De Leus, Tanguy De Lestré, Eliot Thielemans

Notes de bas de page :

[1] Par exemple, l’économie de plateforme et le travail ubérisé sont typiquement permis par des innovations digitales et l’exploitation de big datas et d’algorithmes.
[2] Conduite de véhicules, algorithmes, analyse du comportement des consommateurs, génération automatique de textes, etc. visent la rationalisation et l’optimisation de la production.
[3] Frey, Osborne, The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ?, septembre 2013.
[4] IWEPS, La digitalisation de l’économie wallonne, septembre 2018.
[5] OECD, The risk of automation for jobs in OECD countries : a comparative analysis. 2016
[6] Mckinsey Global Institute, Jobs lost, jobs gained : workforce transitions in a time of automation, décembre 2017.
[7] AGORIA, Shaping the future of work, 2018

Demain, la diversité ne fera plus peur aux entreprises

Publié dans l’Echo le 14 février 2019
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L’échec des politiques d’inclusion dans le marché du travail belge n’est pourtant pas une fatalité mais une construction sociale. Des solutions existent pour améliorer la situation et profiter pleinement de la richesse de la diversité : l’apport d’autres cultures, l’innovation des jeunes, l’expérience des anciens, une plus large féminisation du travail pour compenser le vieillissement de la population, sans oublier l’intégration des personnes en situation de handicap.

La Belgique continue à enregistrer de mauvais résultats en matière de gestion de la diversité dans le marché du travail. Nous nous référons dans cet article à la diversité prise dans son sens large : cultures, générations, handicaps et genres. En effet, de fortes discriminations directes, indirectes, sournoises et structurelles persistent.

Malgré une forte croissance depuis les années 70, le taux d’emploi féminin reste inférieur à celui des hommes (66,3 % et 73.8%) [1]. Le nombre supérieur d’emplois féminins temporaires et à temps partiels empire le constat : en quantités d’heures, la féminisation du marché du travail est beaucoup moins importante. Il existe également une ségrégation verticale structurelle dans la mesure où le travail féminin est plus souvent salarié. De plus, toutes choses égales par ailleurs, une femme gagne en moyenne 8% de moins qu’un homme [2].

La gestion de la diversité culturelle est également défectueuse. Le taux de chômage des personnes provenant de pays hors UE-28 atteint les 25% [3] . Et les immigrés au travail subissent 3 un phénomène d’ethnostratification : ils sont plus souvent concentrés dans des secteurs porteurs d’emplois précaires aux conditions difficiles. La banalisation des discours xénophobes et la montée de l’extrême droite risquent par ailleurs d’empirer la situation.

Quatre générations se côtoient au travail. Pourtant, les jeunes ont tendance à être écartés des organes de gouvernance et de décision. A titre d’exemples, les moins de 45 ans ne représentent que 8% des CA des grosses entreprises belges et seulement quatre des 150 députés ont moins de 30 ans [4] . D’un autre côté, certains anciens sont également rejetés du marché de l’emploi, ou poliment mis de côté.

L’échec des politiques d’inclusion dans le marché du travail belge n’est pourtant pas une fatalité mais une construction sociale. Des solutions existent pour améliorer la situation et profiter pleinement de la richesse de la diversité : l’apport des autres cultures, l’innovation des jeunes, l’expérience des anciens, une plus large féminisation du travail pour compenser le vieillissement de la population, sans oublier la richesse que génère l’intégration des personnes en situation de handicap.

1. Seuls, on ne fera rien

184 nationalités vivent ensemble quotidiennement à Bruxelles. L’intensification du processus de globalisation a modifié nos rapports sociaux et rendu nos sociétés profondément multiculturelles. Il est indispensable d’apprendre à vivre ensemble car on ne saura pas faire autrement. Les replis identitaires sont inefficaces et inenvisageables. Les migrations ont toujours existé, elles ont simplement pris une autre dimension avec le développement des technologies et des transports. Les migrations climatiques vont participer à l’accélération de ces flux. Nous ne saurons faire autrement que de partager les ressources. Créer du lien est un besoin universel et répond à un enjeu fondamental : devenir humains, vraiment. Donc, seuls on ne fera rien de bon. Il va falloir faire ensemble – qu’on le veuille ou non – traversant toutes les frontières possibles d’âges, de cultures, de genre, de fonctions et d’industries.

2. Raconte-moi ton histoire

Impliquer les personnes issues de la diversité nécessite le prérequis de s’intéresser à celles-ci. Adopter une posture de curiosité continue permettra réellement de comprendre les autres cultures et générations et l’apport de leurs inclusions. En écoutant et respectant les histoires personnelles, nous allons casser les croyances et apprendre d’autrui. Pour ce faire, notre altruisme socio-émotionnel doit pouvoir dominer notre égo personnel.

3. Décider ensemble, sur la durée, dans des espaces de qualité

Si cette curiosité est authentique, elle entraînera l’adoption de comportements inclusifs. Vouloir apprendre des jeunes et d’autres cultures amène à les questionner, les écouter activement, les découvrir, les respecter, les comprendre. Il s’agit d’un travail quotidien de dialogue. Pour mener à bien cette démarche, on pourrait penser à mettre en place dans les entreprises des outils de médiation afin de connaître et comprendre la réalité du terrain et les difficultés rencontrées par chacun. Cette inclusion doit pouvoir être percevable par la personne concernée. Il est important d’impliquer un plus grand nombre aux prises de décision. On pourrait par exemple imaginer une ouverture des conseils d’administration afin de décider collectivement la gouvernance : gouvernance participative, management collaboratif, apprentissage de pair à pair, événements d’équipe réguliers. Bref, travailler sa terre en continu.

4. Servir plus grand que nous, valoriser chacun

Inclure la diversité sous-entend avancer ensemble. La co-création nous semble dès lors essentielle. Si nous parvenons à créer un projet commun qui a du sens, où tous ont participé d’une façon ou d’une autre, nous obtiendrons l’adhésion et la participation active à quelque chose de plus grand que nous auquel chacun adhère. Un groupe qui sert l’intérêt commun et la mission qu’il a définie collectivement n’est-il pas plus efficace que la simple addition des valeurs de chacun ? Adopter une vision commune et fédérer sur des points communs est compatible avec le respect des différences et des particularités. Le sens, la quête commune, où chacun peut trouver sa place et amener le meilleur de lui-même est une des clés suprêmes.

5. Manger-danser-chanter

Valorisons les expériences positives de diversité : mettons en place des espace-temps qui permettent la rencontre et l’interaction, célébrons la richesse de la différence (par l’humour, des activités ludiques, le partage de repas culinairement divers), ouvrons les organes de décision et de gouvernance, osons la transparence sur les salaires et les enjeux pour amener la compréhension, la confiance et le respect dans les équipes. Mais surtout, rassembler autour de ce qui touche chacun: manger, danser, et chanter… succès de la diversité garanti !

De : toutes les personnes présentes au workshop : Jean Debrosse, Michel de Kemmeter, Didier Lodewyckx, Antoine Arnould, Elise Tilmans, Benoit Pitsaer, Thierry Pauwels, Jenifer Desmet, Eric Hereman, Didier Van Rillaer, Bruno Arnould et Marc Ruelle.

[1] Statistiques du gouvernement belge, 2017

[2] http://statbel.fgov.be/sites/default/files/2017-12/Rapport%20Ecart%20salarial%202017.pdf 

[3] SPF Travail, Emploi et Concertation sociale, 2017

[4] https://www.lachambre.be/kvvcr/pdf_sections/pri/fiche/fr_10_00.pdf