La digitalisation ne doit pas nous effrayer

Publié dans l’Echo le 21 mars 2019

Le phénomène de digitalisation est sur toutes les lèvres tant il risque d’impacter le marché du travail. L’apparition des machines intelligentes, des appareils mobiles et connectés, et l’explosion des big datas modifient profondément notre travail et nos relations sociales. La convergence de ces nouveaux facteurs entraîne l’émergence de nouvelles économies et une robotisation accélérée de tâches de plus en plus complexes.

Les études prospectives évoquent des chiffres qui font froid dans le dos. Frey et Osborne estiment que 54 % des emplois actuels en Europe risquent d’être automatisés d’ici 2030. Et pour les emplois restants, la moitié des tâches serait transformée. Cependant, selon l’IWEPS seulement 11% des emplois actuels risquent de disparaître, 15% selon Mckinsey et 14% selon l’OCDE. Ces divergences entre les études prouvent que l’ampleur de la digitalisation ne peut être connue avec précision et exactitude. En effet, la digitalisation s’inscrit dans un contexte donné et dépend de multiples facteurs. D’où l’importance d’une approche systémique.

1. Se former 18 mois à un métier qui n’existe pas encore ?

La transformation digitale n’est seulement possible que si la population y est formée. A ce propos, Agoria a publié un dossier très pertinent : 310.000 personnes devront suivre un recyclage allant jusqu’à 18 mois pour changer de secteur. Certes, nombreux seront ravis d’apprendre, de changer de voie, de ne pas tomber dans l’ennui et la routine. Mais d’autres, éreintés par le travail – le nombre de burn-out, de stress, d’anxiété explose et l’hégémonie digitale amplifie ces états – ne voudront pas se former intensivement aux compétences technologiques qui n’existent pas encore.

2. La technologie au service du bien commun

L’ampleur des conséquences dépend également du type d’innovation et du rôle que l’on leur attribuera. Aujourd’hui quelques entreprises monopolistiques détiennent et exploitent les données et génèrent des capitaux gigantesques. Pourtant, elles ne contribuent guère au bien commun : empreinte écologique élevée, taxation faible ou nulle, détournement d’informations personnelles, intrusion dans la vie privée, manipulations diverses. A l’inverse de cette logique, si nous voulons des modèles économiques durables, la technologie doit être mise au service du progrès et du bien commun. Par exemple, les big datas sont utiles lorsqu’ils permettent de gérer des stocks et de valoriser circulairement des produits alimentaires.

La digitalisation peut aussi créer de nouveaux emplois porteurs de sens. La formation est donc à repenser pour répondre à ces opportunités professionnelles : nouvelles pédagogies, formation aux soft skills, apprentissage sur le terrain. Si la technologie reste au service des prochains milliards de profit, nous allons droit vers “Big Brother”, tous aliénés de notre vraie nature.

3. Pas de technologisation sans acceptation sociale et changement de culture

La technologie mise au service du bien commun sera plus facilement acceptée. Le sentiment de mise à l’écart peut provoquer des conséquences démocratiques et sociétales d’envergure : il est la cause de la montée des populismes. Or, pour parer au populisme, il faut d’une part rétablir la confiance entre les citoyens et une élite dirigeante déconnectée. La participation citoyenne est un bon moyen pour la rétablir. Les plateformes digitales sont d’ailleurs des outils exceptionnels pour permettre la mise en place de pratiques participatives et inclusives. D’autre part, il est important que les décideurs eux-mêmes repensent le modèle actuel qui est de plus en plus déphasé par rapport aux attentes citoyennes et inadapté pour répondre aux grands enjeux.

Entrer dans cette nouvelle phase nécessite un changement de culture, de vision. Le changement requiert la participation de toutes les parties prenantes : syndicats, entreprises, gouvernements, citoyens intergénérationnels. Ces derniers – dans un contexte d’hégémonie des réseaux sociaux et d’« émocratie » – doivent réapprendre à avoir confiance en leurs capacités.

4. Multiplicité de facteurs : l’intelligence du lien systémique

L’ampleur de notre dépendance au digital repose sur de nombreux autres facteurs : le contexte et la compétitivité internationale dans un domaine sur lequel nous sommes dépassés par d’autres continents, l’Asie en tête ; le cadre légal et les lois contraignantes européennes, nationales ou régionales ; le chamboulement provoqué par le vieillissement de la population, notamment en terme de dépenses ; enfin, une dépendance technologique accrue entraîne également une augmentation exponentielle du risque de black-out, d’hacking, de bugs. D’où l’importance de comprendre les liens entre ces facteurs influents notre économie.

Certes, les nouveaux types d’économie induites par la digitalisation pourraient accentuer les inégalités sociales, automatiser de nombreux emplois, abuser de nos informations personnelles ou représenter un risque de dépendance nocive. Mais la technologie est aussi une opportunité historique pour la création de nouveaux emplois valorisants, pour rétablir la confiance et l’acceptation sociale, pour être un catalyseur du changement et de la transition vers une société inclusive, holistique et respectueuse de la terre. L’impact de la digitalisation sera en effet positif si celle-ci est contrôlée, sensée et garante du progrès et de l’inclusion de tous.

Le Club of Brussels est un groupe de réflexion sur la transition économique. Les experts signataires sont : Marc Ruelle, Eve Calingaert, Catherine Pluys, Antoine Arnould, Henk Van’t Net, Michel de Kemmeter, Didier Lodewyckx, Marjolaine Gailly, Eric Hereman, Didier Van Rillaer, Thierry Pauwels, Francine Beya, Elise Tilmans, Benoît Abeloos, Christian Ghymers, Olivia Mariaule, Jenifer Desmet, Victoria Hingre, Patrick Versée, Benoît Pitsaer, Bruno Arnould, Koen De Leus, Tanguy De Lestré, Eliot Thielemans